Marianne et Connell
A l’entame de cette histoire, le statut occupé par Marianne et Connell au sein de leur classe du lycée de Sligo en Irlande apparaît en tous points antagoniste. En tant que joueur de foot gaélique le plus talentueux de son établissement, Connell jouit d’une notoriété importante auprès de ses camarades. Certes, en leur compagnie, il est plus question de faire la fête que d’échanger autour de sa passion pour la littérature. Mais comme sa nature introvertie et taiseuse ne le prédispose pas à faire état de ses émotions, il se satisfait largement de la place privilégiée qui lui est accordée. A l’inverse, Marianne est perçue comme le vilain petit canard de l’établissement. Arrogante envers ses professeurs, elle se doit de supporter les sarcasmes des autres élèves qui lui reprochent indirectement sa condescendance. A ce titre, le fait qu’elle soit la fille d’une riche (et veuve) avocate participe du sentiment de mépris ressenti par ses congénères en sa présence. Pourtant, contrairement à ce qu’ils seraient en droit de penser, tout tend à montrer que Marianne souffre de cette situation et de la solitude qui en découle. Comme elle subit la dureté d’une situation familiale peu enviable et dont elle peine à se protéger. De fait, rien ne semble prédisposer cet oiseau blessé constamment sur la défensive à entrer en relation avec le populaire et placide Connell. Mais puisque la mère de ce dernier officie en tant que femme de ménage dans la vaste demeure de Marianne, ceux-ci sont amenés à faire connaissance à l’abri des regards indiscrets. Rapidement, elle apprécie la douceur et la bienveillance qu’il lui manifeste. De son côté, Connell est séduit par l’intelligence de la demoiselle et par la sensibilité qui émane de cette personnalité meurtrie. Ils entament dès lors une liaison que le jeune homme tient à garder secrète aux yeux de ses camarades afin de préserver l’ « intégrité » de son image. Autrement dit, sur leur lieu d’étude, les deux amants s’autorisent juste à s’adresser un regard complice pour manifester leur attachement mutuel.
Juste et troublant
De prime abord, sans connaître exactement la teneur du livre éponyme de la talentueuse Sally Rooney dont « Normal people » est l’adaptation, on craint avoir affaire à une bluette censée satisfaire un public essentiellement adolescent. Pourtant, dès les premières images, on se retrouve embarqués sur les talons de Marianne parcourant les couloirs de son lycée d’un pas décidé. Quelques instants plus tard, Connell entre dans la danse et le regard qu’il pose subrepticement sur la jeune femme ne peut nous échapper. Alors certes, la première partie du récit nous dépeint les aléas d’une relation amoureuse qui, comme tant d’autres, n’arrive pas à trouver son point d’équilibre. Ils s’aiment, se quittent, vont à la capitale pour y étudier ce qui impactera la nature de leur lien. Bref, une histoire somme toute assez banale dans son propos. Mais l’une de ses forces est de dresser des portraits particulièrement attachants d’êtres confrontés à la peur du jugement des autres ou au désir viscéral d’être aimé quand on ne se sent pas aimable. Par ailleurs,si on en vient à ressentir aussi intensément leurs tourments, c’est que la caméra ne dévie jamais de la mission qu’elle s’était initialement fixée. Comme lors de la séquence introductive, elle s’évertue, au travers de plans resserrés à l’extrême, à déceler les émotions que Marianne et Connell sont en incapacité de verbaliser. Un regard dans le vide, une main qui se crispe… Elle se permet également de pénétrer dans leur intimité pour nous faire vivre la tendresse qui émane de leurs ébats. Rares sont les séries qui peuvent se targuer de montrer la sexualité de deux amants avec une telle délicatesse. Jamais voyeuristes, ces scènes troublantes de réalisme semblent naturellement s’intégrer au récit comme autant de précieux témoignages de leur complicité charnelle et spirituelle. Portés par deux acteurs absolument sidérants de justesse, ces premiers épisodes séduisent donc par la qualité d’une mise en scène au service de personnages dotés d’une profonde et touchante humanité.
La grâce à l’état pur
Et puis brutalement, tout bascule. Si certains indices laissaient à penser que les choses pouvaient tourner au vinaigre, il était présomptueux d’imaginer l’ampleur du souffle dramaturgique qui allait secouer la série lors d’un 7ème chapitre mémorable. Une mélodie grave, portée par des cordes lancinantes, nous entraîne d’abord dans leur spleen mortifère au cœur d’un bar de Sligo. Composé par Stephen Rennicks, ce magnifique thème musical (dont on se dit qu’il attendait son heure pour faire irruption), procure à la fête et à l’alcool qui l’accompagne le goût amer de l’oubli de soi. Il fait état de désespérances nées d’une stupide mais ô combien crédible incompréhension. Comme consciente des enjeux en cours, la caméra saisit chaque regard perdu. Quelques paroles maladroites, d’une simplicité pourtant confondantes, suffisent à plonger Connell et Marianne dans un désarroi qu’ils peinent à exprimer mais dont on ressent l’étendue jusque dans notre chair. Dès lors, il ne s’agira plus d’assister au chassé-croisé d’amoureux qui se perdent pour mieux se retrouver mais de plonger dans la noirceur des affres de le vie. En dépit d’une incartade aussi ensoleillée que malaisante en campagne toscane, il sera avant tout question de dépression, d’auto-destruction et de deuil. Indéniablement, la noirceur aura gagné du terrain mais, parce qu'elle ne verse jamais dans le misérabilisme, elle n'occupe heureusement pas tout l'espace. Elle aboutit au contraire à des instants télévisuels d’une grâce absolue. Marianne et Connell prennent conscience de la méprise qui les a fait s’éloigner l’un de l’autre ? Le visage de la jeune femme dit tout du gâchis qu'elle a généré. Que le père du défunt serre vigoureusement la main de Connell, en répétant « Bon gars, bon gars ! », avec dans les yeux, toute la détresse du monde, et c’est la justesse de ton liée à cet instant douloureux qui nous chamboule. Et que dire de cette scène magique où Marianne invite Connell, rongé par le chagrin, à la porter dans son lit? C’est au travers de son écran d’ordinateur qu’elle le regardera sombrer dans le sommeil pour mieux veiller sur lui. Il est des instants magiques de cinéma, à l’instar du final d’ « In The mood for love » où le héros fait part de ses sentiments à un temple millénaire, dont on se souvient bien longtemps après les avoir vus. « Normal people » en est gorgé.
Un chef d’oeuvre ? Oh que oui !
Alors non. Connell et Marianne ne sont pas parfaits. Ils en sont loin et c’est ce qui les rend si touchants. Connell nous agace dans son incapacité à exprimer ses ressentis et ses désirs. On enrage de voir Marianne embrasser des souffrances qui lui paraissent légitimes. Le chemin qu’ils empruntent est parsemé d’épines et ils ne se rendent pas forcément la vie facile. Cependant, on n’oublie pas qu’il s’agit d’êtres en construction et en cela, ils méritent amplement notre mansuétude. Restait tout de même à clore ce récit initiatique de manière élégante. Sur ce point, il suffisait de s’en remettre à l’intelligence narrative de Sally Rooney qui a contribué à cette adaptation. L’auteure a pris soin de faire sortir ses deux magnifiques personnages par la grande porte au travers d’une fin douce-amère en totale adéquation avec l’atmosphère globale de la série. Au final, « Normal people » s’avère être une œuvre immense. Son propos universel, ainsi que le traitement formel dont elle bénéficie en font une des meilleures productions de ces dix dernières années. Outre ces qualités indéniables, les moments de grâce télévisuelle qu’elle nous offre n’auraient pas atteint un tel niveau d’émotions sans les performances magistrales de ces incroyables interprètes que sont Paul Mescal et Daisy Edgar-Jones. Ils ont prêté leur âme à un homme et à une femme que l’on a profondément aimé et à qui on souhaite de trouver le bonheur. Qu’ils en soient remerciés.
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