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Le bureau des légendes (5 saisons)

Le modèle américain

 

De 2015 à 2020, « Le bureau des légendes » a constitué la production sérielle la plus ambitieuse de Canal +. Pour cette création au long cours, Eric Rochant est même parvenu à convaincre la chaîne de sortir une saison par an, chose inédite pour elle ! Prise de risque maximale donc quand on sait que ce fonctionnement à l’américaine nécessite de mettre à disposition une équipe en ordre de bataille permanente. De plus, il revient à laisser aux auteurs les clés d’un camion qui, lancé à vive allure, verrait le moindre écart de sa part se transformer en sortie de route potentiellement catastrophique. En contrepartie, ce timing permet au spectateur de s’immerger plus intensément dans une histoire qui évite un essoufflement auquel même « Engrenages », l’autre série phare de Canal, n’avait pu échapper. Heureusement, ce pari s’est avéré payant tant il paraît indéniable que « Le bureau de légendes » a su gagner auprès de la critique et du public le statut de meilleure série française de la dernière décennie.

 

 

Des humains au cœur d’un système qui ne l’est pas

 

Regarder « Le bureau de légendes », c’est donc se plonger au cœur de l’institution la plus mystérieuse de l’Hexagone ; celle qui soulève le plus de fantasmes et d’interrogations : la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure). Et il y a de quoi. Car être un espion, un agent, un clandestin, appelez-le comme vous voulez, c’est vivre dans le mensonge permanent ou du moins, le secret. Rien ne peut être dévoilé aux proches ; sur le terrain, il faut séduire pour manipuler. Soutirer des informations, c’est user de la confiance d’autrui pour mieux le trahir. Humainement, rien de bien glorieux donc si ce n’est servir les intérêts et la sécurité de la nation. Et c’est bien là le problème. Car ce constant jeu de dupes ne doit pas nous faire oublier qu’il met aux prises des humains confrontés à des situations parfois insoutenables affectivement. On touche ici le point central du « bureau des légendes » qui s’appuie sur le fait qu’un agent ne se résume pas à son aspect cynique et sans scrupules, prêt à tout pour obtenir ce qu’il est venu chercher. S’il doit considérer ses cibles comme des proies, il n’est pas pour autant dépourvu de sentiments sincères envers les personnes qui, durant un temps, font partie de sa vie. Et ce point de fragilité constitue la base du récit et le rend assez addictif.

 

 

Guillaume, Paul et Malotru

 

Ainsi, Guillaume de Bailly rentre de mission après six années passées à Damas. Là-bas, ce talentueux clandestin qui sévissait sous le nom de légende Paul Lefèvre avait eu le temps d’entretenir une relation amoureuse avec Nadia El-Mansour, une Syrienne œuvrant pour l’avenir de son pays. A son retour, son implication dans la sécurisation des différents clandestins sur le terrain ainsi que dans la formation des nouvelles recrues se révèle intacte. Mais là où le bât blesse, c’est que ce dernier ne parvient pas à se détacher totalement de sa « légende », ce personnage inventé de toutes pièces pour lui permettre de s’implanter efficacement en pays hôte. Celui qu’il a ensuite dû incarner sur son lieu de « travail », qui a ressenti, éprouvé, aimé. Alors, petit-à-petit et essentiellement par amour, Guillaume va enfreindre les règles que lui impose son statut, quitte à se mettre en danger mais aussi à fragiliser la sécurité de son entourage.

 

 

Jeu de cache-cache ininterrompu

 

En premier lieu, si «le bureau des légendes » a connu un tel succès, il le doit en partie au suspense qui découle des situations vécues par les protagonistes. Car si Malotru (le surnom de Debailly au sein de son service) a l’art de se mettre dans le pétrin, il est loin d’être le seul. Il faut dire que quand il s’agit de se fondre dans les sphères hautement sécurisées de pays autoritaires tels que l’Iran, l’Algérie, la Russie, la Syrie… ne pas faire tomber sa légende est simplement vital. Et lorsque c’est le cas, l’exfiltration vers la France doit s'effectuer au nez et à la barbe des nations bafouées. Pas simple… Par ailleurs, quoi de mieux que de réussir à soutirer les informations directement auprès des services concurrents (le FSB pour la Russie, la CIA pour les Etats-Unis et le Mossad pour Israël entre autres). Mais là, le défi est encore plus grand car qui d’autre qu’un clandestin (au fait de toutes les ficelles et techniques d’infiltrations) n’est aussi vigilant voire paranoïaque qu’un autre clandestin ? De plus, sous des airs policés quand il s’agit de trouver des terrains d’entente, la guerre entre ces institutions, aux intérêts parfois divergents, fait rage. Dans ce cas, découvrir que l’on s’est fait rouler dans la farine relève de l’humiliation ; se faire démasquer et la sanction n'en sera que plus cruelle ! Autant dire que pour le spectateur, les occasions de se sentir (ludiquement) tendu ne manquent pas tout au long du récit. Toutefois, à force de répéter les mêmes schémas narratifs durant 5 saisons, ceux-ci perdent en efficacité jusqu’à entraîner une certaine lassitude. Par ailleurs, on restera parfois incrédule devant les circonstances qui amènent les héros à s'extirper de situations qu’on jugeait désespérées. Si on ajoute à cela une utilisation d’outils informatiques de surveillance relevant presque de sujets dystopiques, et on a parfois le sentiment de voir Jack Bauer et son équipe en action dans « 24 heures chrono»…

 

 

Vive la Realpolitik !

 

Heureusement, ces quelques moments où le souffle narratif prend le pas sur la crédibilité du récit sont largement compensés par le réalisme et la violence de réalités géopolitiques que la série ne pouvait passer sous silence. Ainsi, « le bureau des légendes » nous plonge sans manichéisme au cœur de contrées où des actions terroristes contre la France sont susceptibles de voir le jour, et en premier lieu, l’Irak et la Syrie. Comment, par exemple, gérer au mieux la situation délicate des citoyens français ayant rejoint les rangs de Daech quand ceux-ci compromettent l’image de notre pays à international ? Les agents en viennent donc à se confronter aussi bien à l’État Islamique qu’aux femmes kurdes du YPG qui les combattent. Mais ne croyez pas que la légitimité des revendications de ces dernières soient prises en compte dans les décisions prises par la DGSE. Non… Quand il s’agit de défendre ses intérêts, la cause des autres, aussi noble soit-elle, ne vaut pas tripette... « Le bureau des légendes » n’est pas là pour mettre en avant la grandeur d’âme de l’institution qu’elle dépeint et c’est tout à son honneur !

 

 

La sécurité a un prix

 

Cependant, cette dernière sait faire preuve d’humanité, particulièrement envers les agents qu’elle prend sous son aile avant de les envoyer sur le terrain. Ainsi, parallèlement aux tribulations de Malotru et de la gestion de son cas, on prend part à la formation des futurs clandestins, de certaines de leurs missions et du rapport que ceux-ci entretiennent avec leurs référents. Rapport souvent empli de bienveillance et d’attention. Rien de pire en effet pour ces derniers que de sentir leurs protégés en danger ou plus simplement mal dans leur peau. Alors, sans cesse, il faut peser risques et intérêts afin de déterminer si une mission se doit (ou non) d’être prolongée ! Finalement, que ce soit sur le terrain ou en interne, et si certains faits ne s’avèrent pas très réalistes¹, nous observons avec plaisir les rouages d’une institution qui ne cesse de jongler entre sa fonction de protection de l’état et sa volonté de préserver les humains qui la composent.

 

 

L’humain peut être aimable

 

D’ailleurs, si les divers rebondissements narratifs que cette série propose s’avèrent aussi captivants, on le doit majoritairement aux défaillances humaines de ses protagonistes. La personnalité et la sensibilité de chacun donnent non seulement du sens et une âme aux décisions épineuses qu’ils se doivent de prendre. Certes, la présence de liens amoureux dispensables peinent à justifier les scènes de sexe de plus en plus présentes au cours du récit. Par ailleurs, certains personnages sont laissés de côté ou disparaissent bel et bien sans crier gare, ce qui est toujours désolant. Mais la plupart a heureusement le droit à un traitement tout en finesse dont découlent des portraits souvent touchants. Comment être insensible au flegme et à l’humour naturels de Jean-Pierre Darroussin qui permettent d’entrecouper par petites touches bienvenues le sérieux de la narration ? Ensuite, libre à chacun d’apprécier ou non la prétendue ingénuité de Marina Loiseau, la loyauté débonnaire de Raymond Sisteron, la froideur pudique de Marie-Jeanne Duthilleul ou l’apparente simplicité d’esprit de Jonas Maury (celui-ci nous gratifie d'ailleurs d’interrogatoires succulents dont la finesse d’écriture se marie parfaitement à la naïveté calculée de son auteur). Ces personnages sont indéniablement dotés d’une consistance qu’une interprétation haut de gamme fait incontestablement briller. Quant à l’énigmatique JJA, incarné par Mathieu Amalric et chargé de mener une enquête interne sur le fonctionnement de la DGSE, on craint un moment qu’il ne soit un copié/collé de l’effrayant Jon Cavanaugh de « the Shield », incarné par un Forest Whitaker possédé et insurpassable. Heureusement, lui aussi gagne petit-à-petit en épaisseur pour une nouvelle fois échapper à toute caricature psychologique.

 

 

Aimer, tu ne devrais point

 

Tout cela est bien joli, mais quid de Malotru et de son interprète Mathieu Kassovitz ? Et bien, il est celui par qui tout arrive. Il pourrait sembler froid. Il éblouit surtout par la mélancolie qui l’habite. Alors oui, tout le monde l’aime même si sa présence est susceptible d’entraîner la chute de ceux qu’il côtoie. Lors d’une scène finale d’une beauté crépusculaire et d’un onirisme saisissant, il est dit qu’il prouve à ses malheureuses « victimes » qu’il leur reste encore « quelque chose de sain dont il se sert pour les détruire »…. On peut objecter qu’il le fait involontairement et sans penser à mal. Pourtant, il y a du vrai dans cette sentence… Pauvre Malotru… Les liens qu’il crée avec son entourage paraissent pourtant si sincères… Que ce soit avec sa fille, la Mule, Marie-Jeanne ou Duflot, il commet avant tout le tort irréparable d’être aimé. Mais en terme d’intensité pure, aucune de ces relations n’arrive à la hauteur de l’amitié qu’il noue avec son homologue russe Karlov dont le dénouement constitue un pur moment de tragédie digne des plus grandes séries.

 

 

L’amour, toujours l’amour...

 

Car il ne faut pas se tromper : plus encore que la description d’une institution ou le portrait de personnages forts, « le bureau des légendes » est une tragédie avec comme acteurs principaux Guillaume et Nadia El-Mansour, lumineuse. Même lorsqu’ils sont physiquement séparés, la puissance du lien qui les unit continue de se faire sentir. De fait, c’est de lui que tout découle. Il deviendra notre fil d’Ariane, celui qui parvient à entretenir la flamme même lorsqu’il nous paraît que les ressorts narratifs employés n’évoluent pas. Leur amour transcende et rend universelle ce qui aurait pu n’être qu’une presque banale histoire d’espionnage. Dès lors que celui-ci semble s'être dissipé, la narration perd de son mordant et on s’ennuie un peu. Les thèmes musicaux associés à ces amoureux finissent eux aussi par prendre aux tripes au fur et à mesure que l’on espère que ces deux-là se rejoindront un jour. Dans cette relation tendre où les mots paraissent superflus, émerge une passion comme le cinéma en a peu connu. Une passion sur laquelle la raison que nous impose un monde guidé par les intérêts et les faux-semblants ne peut avoir de prise. Superbe !

 

Disponible sur Canal +

 

 

1 :Pour se faire une idée de la véracité des faits exposés par la série concernant la DGSE, n'hésitez pas à lire cet article du journal Libération.

 

https://www.liberation.fr/societe/2015/06/20/le-bureau-des-legendes-ce-qui-est-vrai-ce-qui-est-faux_1333058/

 

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