· 

Beef / Acharnés (saison 1)

Scène de la vie quotidienne

 

Il y a des jours comme ça où il ne fait pas bon chercher des noises à Danny. Et ce jour-là en fait partie. En effet, alors qu’il se voit refuser le remboursement de multiples barbecues sous prétexte qu’il a égaré son ticket de caisse, celui-ci ne se sent pas d’humeur à supporter la moindre provocation. Manque de chances, en sortant du parking du supermarché, il oublie de regarder derrière lui et manque de percuter un immaculé SUV blanc. Son propriétaire ne manque pas de le klaxonner longuement avant de sortir son avant-bras de la voiture et d’arborer fièrement un franc et ostentatoire doigt d’honneur. Hors de ses gonds, Danny se lance instantanément à la poursuite de ce malappris à qui il compte bien donner une bonne leçon. S’ensuit alors une folle cavalcade au beau milieu des allées calmes et apaisées des faubourgs environnants. Après qu’il sort défait de cette impromptue mais violente incartade, il n’en oublie pas de mémoriser le numéro de la plaque immatriculation de son agresseur. Il s’en retourne alors dans le petit appartement qu’il occupe avec Paul, son oisif petit frère. De son côté, le SUV, ou plutôt sa conductrice (car oui, même les femmes peuvent brandir des doigts d’honneur par la vitre de leur véhicule), regagne ses pénates dans le large garage de sa splendide demeure où l’attendent sa fille et son mari. Mais que ce soit pour Amy (c’est le nom de cette riche femme détentrice d’une entreprise florissante de plantes d’intérieur) ou pour Danny, cette mésaventure va ouvrir chez eux une boîte de Pandore dont ils pensaient ne pas être détenteurs. Une boîte emplie d’un désir de vengeance si obsédant qu’il en devient impérieux et ce, quelles qu’en soient les conséquences.

 

 

Crédible or not crédible ?

 

Si ce synopsis n’occulte pas le fait qu’Amy et Danny appartiennent à des classes sociales différentes,il ne précise pas que l’ensemble des personnages de la série est issu de l’immigration coréenne à l’exception de George, le mari d’Amy, qui lui est japonais. Tout comme il ne mentionne pas que la potentielle patronne de cette dernière soit une richissime dirigeante d’entreprise et que les parents de Danny aient dû retourner en Corée suite à la faillite de leur hôtel, provoquée par les malversations illégales du cousin de Danny… Bref... Pour bien comprendre « Beef », il est important de ne négliger aucun détail. Or, comme le rythme global de la série est assez élevé, cette profusion d’informations amène le spectateur à se concentrer sur des situations à priori proprement insensées. A titre d’exemple, les intrications relationnelles qui peu-à-peu se créent entre les différents personnages font suite à des coïncidences si improbables qu’il paraît impossible d’y porter crédit. De même, difficile de ne pas être interloqué par la manière dont Amy fait usage de son arme à feu quand elle la prend dans ses mains.De fait,notre capacité à se sentir concerné par un récit dont on ne comprend pas toujours les tenants et les aboutissants est soumise à rude épreuve.

 

 

Changement de codes

 

S’il paraît envisageable de reprocher à « Beef » son manque de clarté narrative, pour le reste, il convient de se rappeler que le réalisateur (Lee Sung-Jin) est coréen lui aussi. Or, il est bien connu que la plupart des œuvres issues de ce pays cinématographiquement réputé aiment manier le contraste des genres. Humour, violence et exagérations s’y côtoient généralement de telle sorte qu’ils peuvent dérouter le spectateur occidental soudainement confronté à des codes auxquels il n’a pas forcément l’habitude de se frotter. Par conséquent, il serait dommage d’attendre le dernier épisode où deux corbeaux croassent intelligiblement entre eux pour se rendre compte que l’on a appréhendé la série du mauvais pied. En changeant ainsi de regard, bon nombre de scènes se trouvent rehaussées qualitativement, passant du stade de grotesque à celui d’absurde dans ce qu’il a de plus noble. Aimer « beef », c’est donc accepter cette tonalité narrative qui procure à la série une grande partie de son charme mais pourra en rebuter plus d’un(e). Dès lors délestée de son incongruité, la lecture que l’on se fait de la séquence où Amy manie le pistolet prend un tout autre sens. Un sens dont le but consiste à nous dépeindre la détresse des âmes qui peuplent cette série.

 

 

Une satire rondement menée

 

Car il transparaît rapidement que Danny et Amy ne sont pas heureux. Destinés à porter le fardeau des faux-semblants leur permettant de faire bonne figure auprès de leur entourage, ils n’ont de cesse de serrer les dents devant les humiliations imposées par leur condition. Acquiescer aux paroles absconses d’une plus riche que soi que l’on méprise, accepter de passer pour un loser auprès d’une famille que l’on s’emploie à vouloir aider… Autant de concessions effectuées dans l’espoir de renvoyer l’image d’une bonne épouse ou d’un bon fils alors même qu’en coulisses,ces deux-là agissent souvent dans leur propre intérêt. Mais quoi qu’il en soit, à trop tirer sur la corde, elle finit fatalement par céder… surtout lorsque l’on est au volant et qu’on se sent soudainement victime d’une agression. De fait, pour eux, cet accrochage en voiture constitue l’affront de trop ! Celui qui ne peut demeurer impuni car commis par un(e) inconnu(e) ayant porté atteinte au peu de dignité qui leur reste. Dès lors, Sung-Jin se plaît à verser dans une surenchère joyeusement cathartique qu’il convient de ne pas prendre au pied de la lettre. A défaut de crédibilité, elle témoigne d’une volonté d’illustrer son propos d’une manière très personnelle. Sous forme de satire sociale, on perçoit ainsi le mal-être qui hante ceux qui, toutes classes sociales confondues, ont fantasmé leur existence sans parvenir à s’épanouir dans celle que la réalité leur a fournie. De fait, en déchargeant leur frustration sur un être qui leur est étranger, ils ne font que combattre l’image qu’ils ont d’eux mêmes.

 

 

Des personnages souvent odieux

 

Presque jusqu’au bout, Sung-Jin nous fait part de son message en privilégiant intelligemment la narration à l’explication. Et si la psyché de Danny et Amy se prête si bien à l’interprétation, c’est que Steven Heun et Ali Wong qui les incarnent laissent brillamment transparaître la face sombre de leur personnage en dépit des souffrances qui les habitent. Ainsi, en un clignement de cils, Amy se débarrasse des sourires figés dont elle fait si bon usage pour nous exposer la froideur de son caractère. De même, derrière l’apparence débonnaire que Danny dégage malgré lui se dissimule avant tout un être au besoin irrépressible de contrôle. Sung-Jin a beau nous dévoiler le temps de quelques scènes bien ficelées les masques effrayants des traumas qu’ils ont endurés, on ne sait plus si on doit compatir à leur sort ou juste les détester. Pour ne rien arranger, les personnages secondaires excellent eux aussi dès qu’il s’agit de se rendre insupportables. Le mari d’Amy par exemple se place longtemps comme un individu incapable de prendre en considération la colère de sa femme, lui demandant de respirer profondément alors qu’elle a juste envie de tout casser. Quant à la mère de celui-ci, sa condescendance illustre la manière avec laquelle le Japon continue de traiter un voisin coréen qu’il a longtemps colonisé. Mais si une palme de la personne la plus exécrable devait être attribuée, nuls doutes qu’elle reviendrait à la future patronne d'Amy. Cette femme de type caucasien symbolise à elle-seule un impérialisme américain qui, consciente du pouvoir qu’elle détient sur ses semblables, considère que tout lui est dû.

 

 

Un petit manque d’émotions

 

« Beef » dresse ainsi une galerie de personnages peu sympathiques auxquels il est difficile de s’identifier réellement. Mais à l’orée du dernier épisode, on a déjà noté qu’outre son ton unique et le fait qu’elle soit esthétiquement travaillée (comme en témoigne ces fabuleuses planches picturales qui annoncent les titres très littéraires des différents épisodes), la série se distingue parla densité remarquable des sujets dont elle se fait l’écho. En contre partie, le sentiment de confusion qui en découle tend à priver le spectateur des émotions que la simplicité induit plus spontanément. Finalement, c’est au moment de clore son récit que Sung-Jin choisit délibérément d’accorder à Amy et à son acolyte le temps nécessaire pour exposer leurs tourments au cours d’une confrontation finale que l’on savait inéluctable. On attendait de ce climax qu’il nous emporte avec lui dans sa folie destructrice ou chamboule simplement nos expectatives. Bref, que l’on soit surpris pas l’ampleur de sa truculence. Mais à ce titre, s’il n’est pas foncièrement décevant, l’intensité qui s’en dégage reste en-deça de ce qu’on était en droit d’espérer. Quant aux images finales faisant suite à un twist à l’efficacité discutable, elles concluent harmonieusement (et somme toute logiquement) cette satire exubérante et foisonnante auquel il n’aura finalement manqué qu’un soupçon d’humanité pour qu’elle reste durablement gravée en notre mémoire.

 

Disponible sur Netflix

Écrire commentaire

Commentaires: 0