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Severance (saison 1)

Un sujet déroutant et original

 

Votre vie ne vous satisfait pas ? Vous avez connu des drames qui vous empêchent de profiter de votre quotidien ? L’entreprise Lumon Industries, dont les intentions nous sont inconnues, a la solution. En effet, pour y travailler, il convient de subir une petite intervention chirurgicale irréversible au niveau du cerveau qui, par l’intermédiaire d’une simple puce, a pour conséquence de séparer le monde du travail de celui de la vie privée. Ainsi, dès lors que l’on franchit les portes de Lumon, on met de côté notre identité pour devenir quelques heures durant un « inter », c’est-à-dire un employé de bureau qui ne connaît de la vie que son cadre professionnel et ses collègues. A l’inverse, lorsque l’on quitte le travail, on redevient l’ « exter » que nos parents ont vu naître et que nos proches reconnaissent. Cette opération nommée « severance », « rupture » en français, crée donc deux entités humaines distinctes au sein d’une seule et même personne. Étrange n’est-ce pas ? Mais pour Mark Scout, qui a connu son lot de souffrances ne lui permettant pas de trouver un équilibre émotionnel apaisant, ce mode de vie constitue un palliatif plutôt satisfaisant à ses malheurs, au grand dam de sa sœur et de son beau-frère qui condamnent cette pratique. Pourtant, ce matin, il apprend avec surprise que son ami et chef d’équipe Petey ne reviendra pas travailler. Au lieu de cela, il se voit attribuer la mission de former une nouvelle stagiaire, Helly, qui ne voit pas pourquoi elle devrait passer son existence à repérer et jeter à la poubelle des chiffres « malveillants » sur un ordinateur. Sans compter que ses collègues de travail n’apprécient que modérément l’attitude revêche qu’elle ne cesse d’adopter. Voyez un peu : d’un côté, Irving s’imagine œuvrer pour une cause de la plus haute noblesse en se conformant aux préceptes de Kier Eagan, le fondateur et maître à penser de l’entreprise Lumon. De l’autre, Dylan, beaucoup plus pragmatique, se contente d’être l’employé le plus efficace du service. Cet honneur lui donne ainsi le droit d’obtenir des récompenses (quels magnifiques cache-doigts!) particulièrement enthousiasmantes pour qui ne connaît rien du monde extérieur. Alors, si la mauvaise volonté de ce vilain petit canard n’est évidemment pas à leur goût, ils se doivent de composer avec une équipe dont le nouvel équilibre va, de fil en aiguille, contribuer à changer le cours de leur existence.

 

 

Une dystopie portée sur l'humain

 

Pour peu que l’on soit habitué au monde sériel, le versant dystopique de ce synopsis fait immédiatement penser à celui d’un épisode de « Black Mirror ». La série anglaise avait souvent la vocation de dénoncer des modèles sociétaux fictifs établis autour de nos perversions ou addictions contemporaines, particulièrement technologiques. Adoptant le principe de « nouvelles » dans le monde littéraire, ses épisodes, souvent brutaux et conceptuels, étaient la plupart du temps conçus pour soutenir une thèse moralisatrice. A l’inverse, « Severance » fait le choix de se concentrer sur les humains qui composent son récit et sur la description d’un univers interne régi par des règles dont on ne comprend pas toujours le sens. De clé de voûte de l’histoire, la thématique devient ici le cadre sur lequel se construit la narration. Dès lors, l’évolution des personnages constitue le principal moteur de sa progression. Pour se faire, la série ne mise jamais sur la facilité : pas de coups d’éclats scénaristiques pour annoncer un changement d’attitude de l’un ou de l’autre. Non ! La série tient la ligne directrice imposée par les protagonistes qu’elle a choisi de mettre en scène sans qu’il soit possible de distinguer clairement le point de bascule entraînant leurs éventuels changements de paradigmes. C’est assez brillant et très finement composé ! Et si Mark Scout, joué par le formidable Adam Scott (le seul dont on connaît une partie de la vie d’« exter ») paraît être la figure centrale du récit, Irving, Dylan ou Helly pourraient également en réclamer le titre tant ils ne sont jamais traités en faire-valoir. Ils se dévoilent petit-à-petit à nous et prennent une place toute sauf secondaire. Ainsi, lorsque cette première saison se termine, on n’a qu’une envie : en apprendre davantage sur eux afin de mesurer l’impact potentiel que leur présence pourrait apporter à la suite du récit.

 

 

De multiples questions pour un suspense haletant

 

Indépendamment de ses personnages, la trame narrative de « Severance », malgré sa lenteur relative, est ainsi écrite qu’elle n’a de cesse de nous tenir en haleine. La clarté et la cohérence de son scénario autorisent le spectateur à s’immerger pleinement dans un récit qui intègre les questionnements propres à son sujet tout en évitant les circonvolutions métaphysiques et les logorrhées philosophiques inutiles. En effet, il apparaît très rapidement que les auteurs ne considèrent jamais la « severance » comme une option propre à améliorer la qualité de vie des individus qui en sont les malheureux bénéficiaires. On a juste à goûter au plaisir de se plonger dans une formidable histoire dont les péripéties s’enchaînent sans que jamais rien ne vienne remettre en cause leur cohérence et leur justesse (si ce n’est qu’au final, ils ne travaillent pas beaucoup, seul petit bémol d’une partition sans réelles fautes notes). Les questions que l’on pose rejoignent petit-à-petit celles des personnages : Qu’est-ce que Lumon ? Qu’y font ses employés et dans quel but caché ? Cela semble basique voire simpliste mais en matière de suspense, cette enquête pleine de mystères se révèle terriblement efficace. Et si on la conjugue à des performances d’acteurs magistrales et un univers visuel singulier, elle parvient, via son épure maîtrisée, à provoquer chez le spectateur conquis des émotions auxquelles il serait idiot de se soustraire.

 

 

Une esthétique et un ton uniques

 

Cette épure, on la retrouve (et ce n’est pas un hasard) dans la bande-son, composée autour d’un thème unique judicieusement utilisé et franchement envoûtant. Elle est également présente dans le traitement de la photographie et de son utilisation du blanc, omniprésent. D’un côté, la neige illustre la tristesse et le froid intérieurs qui habitent l’ « exter » de Mark. De l’autre, l’immaculé blancheur qui recouvre les murs sans fenêtres de son lieu de travail procure un sentiment d’enfermement esthétiquement réussi et parfaitement anxiogène. Et lorsque de la musique, accompagnée de ses spots lumineux, vient récompenser les employés zélés, l’ambiance pourrait être à la fête. Mais même ainsi, la mise en scène parvient à rendre lancinantes puis oppressantes ces variations monotones de couleurs. De plus, ces instants de détente se déroulent sous le regard inquisiteur et imposant de Milchick, l’ « ange-gardien » de l’équipe, interprété par un incroyable Tramell Tillman, capable en un clignement de paupières de transformer la bienveillance manipulatrice en froideur menaçante. Avec lui dans les parages, le spectateur ne se sent jamais totalement rassuré. Il ferait presque passer Patricia Arquette, la gérante implacable du lieu, pour une personne certes malfaisante, mais plus transparente dans ses intentions. Fort heureusement, la présence de nos quatre employés vient contrebalancer la noirceur inhérente aux couloirs de Lumon. Certes, la personnalité de Dylan mériterait d’être à l’avenir plus étoffée. Mais Mark nous touche par sa candeur et sa fragilité. La relation contrastée qu’il entretient avec la déterminée Helly nous offre même, lors d’un échange vibrant, un moment d’une rare poésie. Quant à Irving, il a la chance d’être incarné par un John Turturro qui insuffle une nouvelle fois à son personnage la sensibilité soyeuse dont cet immense acteur semble naturellement pourvu. Et pour couronner le tout, les dialogues et la mise en scène trouvent le moyen d’apporter au récit une touche d’humour décalée et bienfaitrice. Point d’orgue final d’une œuvre frôlant la perfection. Du grand art, tout simplement (vivement la saison 2) !

 

Disponible sur Apple TV+

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