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The White Lotus

Bienvenue au White Lotus

 

The White Lotus est un de ces nombreux hôtels de luxe situés à Hawaï accueillant des personnes fortunées et désireuses de se ressourcer dans un décor de rêve sans avoir à bouger un doigt de pied. Ainsi, si Rachel ne gardait pas en tête l’idée saugrenue de vouloir percer dans le milieu du journalisme, ne serait-ce pas le plus bel endroit du monde pour effectuer son voyage de noces ? Tout ceci alors même que son mari Shane, jeune, beau et très riche, a largement de quoi subvenir à ses besoins sans qu’elle se rabaisse à exercer un emploi indigne de son rang ! De même, si comme Tanya, vous étiez une femme aussi névrosée et alcoolique que chirurgicalement refaite, le décor d’Hawaï ne vous paraîtrait-il pas idéal pour jeter à la mer les cendres de votre mère, certes odieuse, mais assurément morte ? Et enfin, quoi de plus idyllique que de passer une semaine de vacances en famille pour permettre à Nicole de décompresser du travail à responsabilité qu’elle effectue dans le milieu d’internet ! Travail qui ne lui permet malheureusement pas de rester éloignée de son ordinateur trop longtemps... De plus, qui sait si Quinn, le plus jeune de la famille, n’en profiterait pas pour mettre de côté son téléphone quelques instants ? Par ailleurs, ce serait aussi l’occasion pour Olivia d’oublier de s’en prendre éternellement à son frère et de penser à autre chose qu’à se droguer avec sa copine Paula en critiquant l’étroitesse d’esprit des adultes qu’elle côtoie. Quant à Mark, le mari de Nicole, il s’agirait pour lui de se sentir exister en dehors du fait que ses testicules gonflées lui fassent redouter un cancer. Tout semble donc réuni pour que ces vacances restent gravées dans leur mémoire, surtout qu’Armond, le gérant de l’hôtel, est disposé à assouvir tous les caprices de ces touristes en quête de quiétude et de calme. Malheureusement, comme on constate en ouverture qu’au moment de retourner chez soi, Shane se trouve non accompagné à l’aéroport et qu’un meurtre a été commis à l’hôtel, on comprend vite que ces quelques jours de repos n’ont pas pris la tournure escomptée.

 

 

Les riches à la loupe

 

Décidément, le monde des séries américaines se penche de plus en plus sur l’indécence du milieu des ultra-riches, totalement déconnectés d’un monde qu’ils ne cherchent plus à comprendre. Comme dans "Succession", on a affaire ici à des êtres méprisables centrés essentiellement sur leur petite personne. Comme dans "Succession", il est bien difficile de trouver qui, de ces affreux personnages, trouvera grâce à nos yeux. Et comme dans "Succession", il nous est bien difficile de ne pas trouver ces portraits odieusement jubilatoires. La faute essentiellement à des dialogues aux petits oignons qui allient sérieux (tous sont convaincus de leur bon droit et de la justesse de leurs réactions), impudeur (Tanya et Mark sont à ce niveau indétrônables dans la manière qu’ils ont à se plaindre de leur condition) et violence (le dialogue plein de condescendance qui oppose Nicole et Rachel est à ce titre d’une incroyable efficacité). Et cette écriture chirurgicale amène le spectateur à ressentir diverses émotions : gêne, mépris, rejet… qui bien souvent se transforment en rire défensif devant tant d’attitudes insupportables.

 

 

Un conservatisme écœurant

 

Mais le pire, c’est qu’en y réfléchissant un peu, les reproches qu’ils s’adressent les uns les autres sont souvent d’une grande pertinence. On ne peut pas dire que le regard qu’Olivia porte sur sa famille soit absurde, ni que la place de Mark en son sein soit enviable. Mais la vision qu’ils ont d'eux-mêmes et la manière dont ils cherchent à exister ne dépassent jamais le cadre de la pensée du milieu dans lesquels ils s’inscrivent. La domination de l’autre par l’argent ou le statut social, la réinstauration symbolique de la place traditionnellement dévolue à chaque membre de la famille constituent le socle de leurs valeurs. Ainsi, dans cette caste dominante, la place de la femme et de l’homme dans la société, ainsi qu'ils confèrent à  ceux qui n’appartiennent pas à leur monde, sont d’un conservatisme moral sidérant. Et si une femme peut réussir, c’est en écrasant son prochain, comme un homme se doit de le faire.

 

 

Chacun à sa place

 

En cela donc, « The White Lotus » se distingue clairement de « Succession » qui se contente de décrire un milieu et ses enjeux sans le mettre en parallèle avec le monde dans lequel il s’inscrit. Or, quoi de mieux qu’un hôtel de luxe pour dépeindre la fracture existant entre les nantis et ceux qui les servent, ces invisibles interchangeables dont la légitimité de l’existence ne repose que sur le fait qu’ils aient quelqu’un à servir ? Et peu importe que ce personnel soit principalement issu d’un peuple colonisé, réduit ici à dévoyer sa culture auprès d’individus enthousiasmés par ces spectacles exotiques qui n’ont d’autres rôles à leurs yeux que celui de les divertir. Dans ce cadre, pourquoi sortir de l’hôtel et de son confort pour se confronter à l’altérité quand l’autre en question peut venir à nous et nous contenter car telle est sa fonction ? Sans manichéisme, la série pointe ainsi du doigt le gouffre qui sépare deux mondes. Et si l’un d’eux regarde l’autre vivre en ouvrant de grands yeux incrédules devant tant d’obscénités, le second se contente juste de scruter son nombril. Le constat est d’autant plus terrifiant que même lorsque qu’un pont semble se dresser entre ces deux entités, soit sa traversée s’avère trop périlleuse, soit ses fondations, basées sur de simples promesses, finissent par s'éffondrer. Ces échecs répétés ne peuvent finalement que renforcer la frustration et le désarroi d’une population qui n’en finit plus d’être humiliée mais n’a d’autres choix que d’accepter sa dépendance pour préserver le peu qu’elle possède.

 

 

Il y a des claques qui se perdent

 

Alors nous aussi, on s’exaspère. Et le jeu des acteurs, tous excellents, contribue largement à ce sentiment. Comme Rachel, on manque de tomber de notre chaise quand Shane ou sa mère évoquent leur vison du monde. Nous aussi, on est consterné par l’égocentrisme et le ton larmoyant de Tanya (quelle prestation sous Xanax époustouflante de Jennifer Coolidge !) et on espère que ses fichues cendres lui soient renvoyées en pleine figure par une bourrasque malencontreuse. De même, comme Armond, on a envie de délaisser le sourire de façade qu’il manifeste en toutes circonstances pour pourrir la vie de ces touristes ingrats et imbus d’eux-mêmes. Pour ne rien arranger, la photographie superbe de Ben Kutchins (qui a troqué le bleu de « Ozark » pour le sépia granuleux) nous imprègne d’une ambiance de carte postale que la musique, faussement tribale, rend plus poisseuse et suffocante que joyeuse et dansante. A ce titre, difficile de ne pas évoquer la qualité d’un générique qui nous plonge d’emblée dans un style colonial malsain que la série parvient retranscrire avec brio.

 

 

Un dernier acte un peu moins abouti

 

Toutefois, il est dommage que cet aspect formel, jusque là impeccablement maîtrisé, soit trop appuyé lors d’un dernier épisode qui pêche par ses ralentis inutiles et sa musique omniprésente, le rendant long et un peu ennuyeux. Cet excès de zèle agaçant est heureusement en partie compensé par un dénouement narratif cohérent, certes d’un pessimisme désolant, mais d’une pertinence absolue. Et si un des personnages parvient à traverser le pont qui pourrait le faire sortir de son carcan, il est bien la seule lumière apportée à un tableau qui remet chacun à la place qui lui était initialement attribuée. La malheur des uns continue, pour le moment, de faire le bonheur des autres.

 

Disponible sur OCS

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