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Succession (saison 4)

Pourquoi s’entêter ?

Les enfants de Logan Roy sont, à n’en pas douter, des incapables élevés avec une cuillère en argent dans la bouche. Qui plus est, ils sont la plupart du temps grossiers, méprisants ou insultants pour la simple et bonne raison qu’il leur est permis de le faire et qu’ils
ont toujours agi comme cela. Assoiffés par leur désir insatiable de prendre les rênes d’un pouvoir qu’ils ne cessent de convoiter, ils sont prêts à toutes les bassesses pour arriver à leurs fins. En premier lieu, ils n’hésitent pas à mettre des bâtons dans les roues à leurs frères et sœurs dès qu’il est question de s’attirer les faveurs du paternel. Alors pourquoi s’acharner, en tant que spectateur, à se rendre témoins d’une vulgarité à laquelle aucun ne semble capable de déroger ? Pourquoi ne pas leur claquer la porte au nez pour la simple et bonne raison qu’ils ne méritent aucunement notre attention ? Et bien tout simplement parce qu’au moment de porter l’estocade, ils sont à chaque fois rattrapés par une humanité inattendue qui annihile leur crédibilité vis à vis de leur entourage mais nous les rend moins odieux qu’ils en ont l’air. Non pas qu’ils nous sont sympathiques ! Mais on perçoit à quel point on a affaire à des êtres brisés par la condition pourtant enviable dont ils ont hérité. Bien sûr, pas au point de nous apitoyer sur leur sort. Après tout, ils sont des privilégiés égocentriques et cupides, incapables du moindre égard envers leurs semblables. Mais le temps d’un regard désemparé ou d’une posture mal assurée et on se trouve soudainement face à des enfants affectivement carencés, qui essaient juste de briller aux yeux d’un père écrasant et humiliant. En essayant coûte que coûte de mener à bien cette quête perdue d’avance, ils ne font que confirmer leur soumission à un homme qui aime voir ramper à ses pieds ceux qui le côtoient, dussent-ils s’agir de ses propres enfants.

 

 

Mais que se passe-t-il ?

A l’orée de cette dernière saison, c’est donc une fratrie soudée dans le déshonneur qui tente de sortir son épingle d’un jeu dont elle a été délibérément écartée. Et quoi de mieux pour flatter leur ego que de défier une fois encore le père, cet adversaire tant redouté contre qui ils éprouvent systématiquement le besoin de se mesurer, que ce soit par vengeance ou pour obtenir son estime. Et c’est reparti pour un tour. On retrouve donc les ingrédients qui ont fait de « Succession » une série à part, à commencer par cette identité de lieu propre à chaque épisode. Comme d’habitude leur structure contient une intrigue interne irriguée par un constant jeu de dupes et de faux-semblants dont il est difficile d’anticiper le dénouement. Les phrases assassines sont toujours de sortie tandis que le rythme soutenu se voit agrémenté d’une mise en scène nerveuse censée rendre compte de l’âpreté des conflits en cours. Mais le constat s’impose que cette fois-ci, la mayonnaise ne prend pas aussi bien qu’à l’accoutumée. Jusque-là, l’aspect théâtral de « Succession » faisait partie de son charme. Les invectives, voire les insultes incessantes, faisaient partie du décorum. Maintenant, les échanges véhéments que tous s’adressent « joyeusement » ne comblent pas le vide de leur contenu. La forme a beau être maîtrisée, elle est incapable de se suffire à elle-même. En outre, on ne voit plus où on veut nous amener et on se prend à craindre que la série ne commence à tourner en rond au travers d’intriguettes un peu stériles. Dès lors, on prend conscience de la fragilité d’une œuvre artistique : qu’un élément manque à l’appel et c’est toute une magie qui s’évapore, laissant place à de l’anecdotique.

 

 

Un virage et des fjords

Puis vient le tournant de la saison, celui dont on se prend à espérer qu’il débouche sur des enjeux narratifs plus consistants. Il faut bien avouer que celui-ci arrive de manière si impromptue qu’il nous ferait presque oublier cette entame de saison poussive. Pourtant, une fois l’étonnement acté puis digéré, lui aussi semble s’éterniser dans le seul but de nous exposer la profondeur des failles affectives de chacun. Un tantinet longuet pour un état des lieux au final peu surprenant. Par la suite, une rature sur un bout de papier tente bien d’éveiller notre curiosité mais cela reste largement insuffisant pour nous rassurer et emporter notre adhésion. Il faut finalement attendre que l’action se délocalise dans les magnifiques fjords de Norvège pour que la série se trouve un fil conducteur solide et stimulant, digne de ceux qui ont permis à « Succession » de figurer parmi l’une des meilleures productions télévisuelles de ces dix dernières années. Il était grand temps !

 

 

Et si nous révisions notre jugement ?

Ce qui maintient en premier lieu l’attention est l’inconséquence des prises de position de certains membres du trio devant le dilemme auquel les soumet Matsson, le futur acquéreur de leur entreprise et la plus-value indéniable de cette seconde partie de saison. Dès lors, on craint qu’à force de tenter le diable sans se donner la peine de consulter autre chose que leurs caprices, ils ne fassent qu’entraîner dans leur sillage l’ensemble des membres de leur équipe. Bref, on est heureux de les maudire à nouveau même si leur attitude tend à nous conforter dans l’idée rabattue que tous trois sont des êtres irresponsables. Or, on attend d’une série qu’elle sache faire évoluer ses personnages ce qui paraît ici bien compliqué. En effet, à force de les côtoyer, notre opinion concernant Roman, Shiv et Kendall (et Connor, ne l’oublions décidément pas) est arrêtée et seul un miracle pourrait nous faire changer d’avis. Pourtant, c’est la plus grande qualité de cette fin de saga que de questionner ces certitudes. En effet, au fur et à mesure que les minutes s’égrainent, des décisions que l’on pensait arbitraires trouvent leurs raisons d’être. Un discours rondement mené parvient également à convaincre une salle d’audience de valider un projet à priori délirant tandis qu’un autre improvisé dans un église touche son auditoire par sa sincérité et son absence de manichéisme. Enfin, quand une conscience politique salutaire et lucide permet à l’un d’entre eux de mettre son cynisme de côté, on se dit que peut-être nous les avons jugé avant tout au travers du regard implacable et infantilisant de leur père. Ils ne nous sont toujours pas sympathiques, mais leurs quelques sursauts d’humanité ne nous autorisent pas à les détester complètement. Soudainement, par quelques formidables tours de passe-passe, on en vient presque à les considérer aptes à exercer la fonction pour laquelle ils se démènent comme des beaux diables. Encore une prouesse qu’on n’avait pas su voir venir.

 

 

Aaahhh… La famille...

Si ce changement de paradigme fonctionne aussi bien narrativement parlant, c’est que tous ne parviennent pas à obtenir le statut de « futur PDG potentiel ». Il n’est en effet pas facile de se donner en spectacle devant un public attentif à la moindre défaillance ou d'assumer les conséquences de ses actes au milieu d'une foule hostile. Ces épreuves peuvent s’avérer fatales quand on vise la plus haute marche du podium. Par ailleurs, leurs compétences se voient rehaussées par la faible valeur des personnes qui les entourent. Mais là où les autres œuvrent pour leur propre compte, les Roy tentent de le faire en famille. Or, ce qui pourrait constituer une force devient un problème. Car comment obtenir le soutien d’êtres qui, comme nuls autres, ont connaissance de leurs faiblesses et de leurs errements passés ? Pourtant, ils nous paraissent presque proches lorsqu’ils se montrent capables de rire et de discuter chaleureusement comme le feraient des frères et sœurs complices et bienveillants les uns envers les autres. Plutôt que d’appuyer son discours sur le pouvoir de nuisances et l’égocentrisme évidents des « grands » de ce monde, il s’avère finalement que « Succession » est avant tout une désacralisation de la notion de famille dans ce qu’elle a de bénéfique et de valorisante.

 

 

Un petit bilan s’impose

Sans aucun doute, « Succession » est une énorme série. Énorme par son propos, son ton unique, la qualité de ses dialogues et de ses interprètes (quelle prestation encore de Sarah Snook!). Et plus étrangement, par l’humanité qu’elle dégage. Durant deux saisons pleines, elle a su tutoyer les cieux en usant de ses ingrédients pour dynamiter le monde télévisuel. Elle a toutefois donné des signes d’essoufflement lors d’un troisième acte plus redondant. Mais si creux de la vague il y a, il se situe bien au cours des premiers épisodes de ce chapitre final qui perd totalement son ossature narrative. Heureusement, elle parvient à redresser adroitement la barre lors des derniers épisodes en nous servant sur un plateau un épilogue cruel et désenchanté. Adieu les Roy...

Disponible sur Prime Video

 

 

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