· 

Dopesick

Peut-être qu’un jour, vous, ou quelqu’un de votre entourage, avez connu une grande souffrance physique. Dans ce cas, les services hospitaliers s'enquièrent généralement de quantifier le niveau de douleur du patient sur un niveau de 1 à 10. Et si celui-ci dépasse un certain seuil, il est administré un analgésique, le plus souvent de la morphine, mais éventuellement de l’OxyContin. Or, si cette dernière molécule ne vous évoque rien, sachez qu'elle est responsable de plus de 450 000 morts depuis sa commercialisation aux États-Unis en 1999¹. Heureusement, sa prescription en France est très réglementée et ne s'applique « que lorsque les douleurs intenses et cancéreuses ne peuvent être préalablement traitées par d’autres analgésiques forts »¹. Car cet opioïde (à base d’opium donc) entraîne un effet de dépendance extrêmement puissant et nécessite un sevrage particulièrement complexe. Mais aux États-Unis, une simple ordonnance suffit pour y avoir accès dans les pharmacies. Alors certes, les généralistes sont maintenant plus au fait de la dangerosité de ce qui est maintenant classé comme stupéfiant en France, mais la facilité avec laquelle on peut s'en procurer reste un problème majeur outre-Atlantique. Alors, comment se fait-il que « la crise des opioïdes », comme elle a été communément appelée, ait pu voir le jour et que ses conséquences aient été si peu prises en compte ? Ce sont les questions auxquelles s'attelle « Dopesick », série adaptée du livre de Beth Macy, « Dopesick: Dealers, Doctors and the Drug Company that Addicted America ». Et les réponses qu’elle y apporte sont tout bonnement effrayantes.

La narration débute donc en 1986, quand naît l’idée chez la société Purdue Pharma de décliner un nouveau médicament pour traiter la douleur. Il faut dire qu’à ce moment de son histoire, cette industrie pharmaceutique, détenue en grand partie par la famille Sackler n’est pas au meilleur de sa forme et tient à se relancer sur le marché avec un nouveau produit. Ce sera l’OxyContin, porté par le vilain petit canard de la famille, celui auquel personne ne croit et qui possède un charisme de crapaud patibulaire : le glacial Richard Sackler. Le traitement de ce personnage est d’ailleurs l’une des plus belles réussites de la série. Certes, celui-ci est montré comme une personnage antipathique au possible, aveugle et déterminé, colérique et méprisant. Mais il est aussi celui qui tient à prendre sa revanche sur une famille qui ne cesse de le dénigrer. La série aurait tout-à-fait pu se dispenser de cette description qui ne rend pas pour autant Richard sympathique. Mais ce faisant, elle innove en ne réduisant pas son personnage à la figure classique de l’homme d’affaire riche et cynique qui n’a pour objectif que celui de faire fructifier l’entreprise familiale. Ses tourments psychologiques participent au scénario cruel qui découlera de sa politique jusqu’auboutiste. Ils humanisent ainsi le traditionnel pamphlet, ce que même d’excellentes productions telles que « Thank you for smoking » de Jason Reitman ou « Erin Brockovich, seule contre tous » avec Julia Roberts, n’étaient que modérément parvenues à accomplir...

Parallèlement, on va suivre un médecin généraliste de campagne (Samuel Finnix) qui, en 1996, va petit-à-petit se laisser convaincre par un commercial zélé à la botte de Purdue Pharma (Billy Cutler), de distribuer en toute confiance des comprimés d’OxyContin à ses patients souffrants. Il s’agit là de la partie la plus passionnante du récit. En premier lieu, on y observe la campagne de manipulation de la famille Sackler auprès de ses vendeurs qui se voient attribuer la mission de persuader les médecins de prescrire le fameux "médicament". Or, à l’époque, ces derniers ne possédaient pas les connaissances nécessaires pour remettre en cause la parole tronquée d’experts que même les membres du FDA (Food and Drug Administration) qui a validé la commercialisation du produit, n’ont pas démentie. Par lien de cause à effet, on fera la connaissance de Betsy Mallum, une jeune mineur (dans tous les sens du terme), qui sera amenée, suite à un accident, à ingurgiter cette « pilule miraculeuse ».

 

Ce qui est formidable dans cette description, c’est que tous les maillons d’un système particulièrement bien ficelé nous sont clairement exposés. L’ensemble de la narration intègre une documentation précise, autant sur les exactions de Purdue Pharma et sur sa volonté de contourner la loi que sur l’impact de l’OxyContin sur la santé de patients. Alors on enrage devant les stratégies commerciales cyniques de riches marchands de morts persuadés qu’ils œuvrent pour la bonne cause alors que devant nous se déploie la bestialité d’une population en manque prête à tout pour avoir sa dose. De fait, on assiste au désarroi des proches qui doivent composer avec les réactions violentes et égoïstes de ceux ou celles qu’ils essaient tant bien que mal d’aimer encore. On espère que les victimes s’accrochent à une branche et trouvent l’énergie de se sortir du trou dans lequel on les a plongées. Mais lorsque cette volonté pieuse se manifeste enfin, on éprouve la désagréable impression d’observer des êtres marchant sur le fil ténu d’un espoir prêt à rompre au moindre coup de vent. Par ailleurs, la série humanise encore plus son récit lorsqu’elle se décide à pointer les sentiments de culpabilité ressentis par ceux qui, d’une quelconque manière, ont contribué à rendre possible ce cruel jeu de massacre. Et si l’interprétation de Kaitlyn Dever dans le rôle de Betsy paraît un peu trop calquée sur celle qu’elle avait effectuée dans la très bonne « Unbeliveable », la série s’appuie clairement sur les formidables compositions de Michael Keaton et de Will Poulder pour rendre émouvantes ces éventuelles prises de conscience. Leur dernier entretien constitue d’ailleurs un moment d’une grande intensité, rendu encore plus mémorable par la tournure surprenante que finit par prendre cet incroyable dialogue.

 

 

Mais rétrospectivement, si cette scène nous apparaît aussi puissante, c’est qu’elle met aussi en lumière un écueil souvent inhérent à ce genre de thèse « à charge » : l’effet de surprise. En effet, le pamphlet se doit de respecter les faits qu’il met en scène, ce qui n’incite pas à la finesse des dialogues ou aux aléas scénaristiques. Il s’avère donc parfois un peu froid et didactique. Et si « Dopesick » réussit la plupart du temps à rendre humain son réquisitoire, la série contient malgré tout certains des défauts précédemment cités. Ainsi, la partie judiciaire du récit se base sur l’enquête véritable qu’ont menée les historiques Rick Mountcastle et Randy Ramseyer pour incriminer les responsables de cette « crise sanitaire ». Elle nous permet évidemment d’appréhender les blocages administratifs hallucinants auxquels ont été confrontés ces enquêteurs. C’est certes instructif, mais parfois un peu trop détaillé pour totalement nous tenir en haleine. Surtout qu’en mettant en scène des combattants obsédés par leur mission et en proie soit au découragement, soit au plaisir d’avoir remporté une bataille, la série se soumet aux stéréotypes convenus de personnages qui, tel David contre Goliath, mènent une guerre que l’on pense perdue d’avance. Enfin, sur le plan formel, il semble que le désir des auteurs à se faire comprendre les a poussés à tronçonner leur récit à l’aide d’incessants bonds temporels qui donnent le tournis et brisent parfois la fluidité de la narration.

 

 

Ces réserves mises à part, Danny Strong et son équipe signent une œuvre d’intérêt public passionnante qui se paie même le luxe de soigner sa forme. Elle adopte en effet une mise en scène sobre mais efficace et use d’une photographie aux teintes sombres qui reflètent à merveille la noirceur du quotidien de Finch Creek, cette petite ville minière imaginaire devenue la magnifique représentante des sévices subis lors de la crise des opioïdes. Et si la position et la réputation de Purdue Pharma ne sont aujourd’hui pas à leur apogée, la série insiste bien sur le fait qu’en 2007, date du procès qui a condamné l’entreprise à de grosses amendes, la lutte n’en était alors qu’à ses prémices. Elle continue et se doit d’être prolongée aujourd’hui !

 

 

Disponible sur Apple TV+

 

Sources :

 

1 : Ces données sont issues du passionnant article de « National Geographic » : https://www.nationalgeographic.fr/sciences/2021/11/loxycontin-lanti-douleur-qui-a-rendu-lamerique-accro#:~:text=UN%20M%C3%89DICAMENT%20AUTORIS%C3%89%20EN%20FRANCE&text=Son%20usage%20n'est%20prescrit,une%20d%C3%A9pendance%20physique%20et%20psychique%20%C2%BB.

 

Il nous apprend également comment la famille Sackler se rachète une image en adoptant le rôle de mécène dans le monde de l’art. Ou comment douter des valeurs humaines des grandes fortunes de ce monde qui se plaisent à investir dans des associations caritatives, philanthropiques ou artistiques… Thématique que l’on retrouve d’ailleurs dans la saison 4 d’« Ozark »...

 

 

Et du "Côté des séries", ils en pensent quoi ?

Écrire commentaire

Commentaires: 0