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The Deuce (3 saisons)

Ce que l’on ressent en premier lieu quand on regarde une série de David Simon, que ce soit « The deuce », « The wire » ou « Treme », c’est une sorte d’étourdissement car il injecte immédiatement dans le récit une myriade de personnages qui enchaînent les scènes et resurgissent de manière cyclique et ininterrompue. On est alors un peu perdu devant le nombre de protagonistes présents à l’écran et le ballet de leur mise en scène. En fait, ils ne nous ont tout simplement pas attendu pour commencer à vivre. Il faut alors du temps au spectateur pour appréhender cette manière de nous présenter la situation et on doit accepter d’être déboussolé. Mais c’est tout un art car il faut que les transitions entre chaque séquence soient fluides tout en prenant soin d'éviter la frénésie. Quand c’est bien fait (ce qui est le cas ici), cela crée une dynamique tout à fait exceptionnelle.

 

Voici maintenant le contexte : the Deuce est la 42ème rue de New-York. Nous sommes au début des années 70 et celle-ci est peuplée d’une faune qui a ses habitudes : les gérants de bars, de saunas ou de « salons de massage » tentent de faire fructifier leurs biens, les prostituées abordent les passants tandis que leurs macs les surveillent d’un œil au cas où elles tireraient au flanc. Les flics débarquent de temps en temps et coffrent pour la nuit ces « demoiselles » ou récupèrent des pots de vin qui les aident à fermer les yeux. La mafia elle-même y va de ses contributions pour aider certains établissements à s’implanter. Cette reconstitution est, comme d’habitude avec Simon, tout à fait sidérante. Et tout ce petit manège et la manière dont il est filmé renforcent le sentiment d’assister à un chorégraphie où chacun connaît par cœur ses pas de danse.

 

 

Il serait erroné de ne considérer la série que sous l’angle de l’avènement du porno comme on le lit souvent car elle parle de l’exploitation du corps des femmes dans son ensemble. Ainsi, lors de la saison 1, il n’est presque pas question de pornographie. C’est plus la relation entre les macs, ces faux dandys odieux et manipulateurs, et leurs « protégées » qui est mise en avant. Le lien qui les unit nous est d’ailleurs montré dans toute sa complexité perverse et fascinante. Mais disons-le franchement, c’est âpre, réaliste et violent. Presque sans intrigue, sans musique à part celle passée dans les bars et les klaxons des voitures, on suit les déboires de ces femmes à la dérive. Alors oui, par la suite, pour des raisons économiques ou poussées par une politique de ville qui cherche à « nettoyer » le quartier, certaines iront se réfugier dans la pornographie qui les sortira de la rue. Pour le meilleur et pour le pire.

 

Afin de suivre cette évolution, la série va s’éloigner progressivement de la rue et resserrer son attention sur certains personnages. On les verra alors tenter désespérément de s’extirper de leur condition ou de la toile qu’ils ont eux-mêmes tissé. Mais attention, Simon n’oublie personne et chacun aura le droit à sa sortie, plus ou moins tragique. Car il aime trop les « nobody » pour les laisser de côté. Il a le don incroyable de donner une voix aux oubliés de la société. Grâce à une direction d’acteurs hors normes, il les humanise de telle sorte qu’il change en nous la vision un peu manichéenne qu’on se fait inconsciemment de leur milieu. Ainsi, très rapidement, on ne verra plus des putes derrière nos écrans, mais bien Candy, Darlene, Lori, Melissa… Il permet aussi à ses personnages de grandir de manière surprenante et même certaines crapules que l’on détestait auront leur chance et pourront nous apparaître presque beaux. Et pour Simon, très souvent, cela passe par la culture et l’instruction, seuls éléments qui ne connaissent pas les frontières des quartiers.

 

 

Mais sur le lot des trajectoires traitées, il y a quand même quelques ratés. L’histoire de certains semble comme se dérouler à côté de la trame principale ce qui dilue un peu le récit. Ici, la volonté de dépeindre précisément un milieu porte préjudice à la fluidité de l’ensemble. D’autres ont des parcours trop prévisibles. Il y a aussi ce personnage en charge de débarrasser The Deuce des « parasites » qui la composent. Il est lui même hanté par les démons qu’il dit combattre et agirait donc comme s’il expiait ses péchés. L’explication quasi religieuse de sa mission ne cadre vraiment pas avec le ton général. Ensuite, il arrive aussi un moment où, dès que deux personnes se rencontrent, il faut qu’ils couchent ensemble. C’est malvenu et franchement lassant. Enfin, toute la partie politique censée nous faire comprendre comment la ville veut réhabiliter le quartier est confuse et peu intéressante.

 

 

Malgré ces réserves, « The Deuce » étonne aussi par la pertinence journalistique de son propos. On voit comment la pornographie a pu être, pendant un court instant, une manière pour les homosexuels de revendiquer leur sexualité en devenant presque un acte militant. De même, on entrevoit aussi ce que cet « art » aurait pu devenir s’il avait pu exposer de manière égalitaire les fantasmes des deux sexes. Malheureusement, la fenêtre d’espoir s’est vite refermée et le genre s’est contenté de satisfaire des instincts masculins de plus en plus violents, renvoyant ainsi les femmes à leur condition d’exploitées. Encore et toujours… Une boucle désespérante, sans cesse renouvelée, et que l’on retrouve d’ailleurs en conclusion de ces 3 saisons, comme c’était déjà le cas pour « The wire ». Le cercle, la ronde souvent macabre et un éternel recommencement...

 

 

Au final, The Deuce est une série difficile et sans concession, dans la pure veine de ce qu’a produit Simon jusqu’alors. Et malgré la noirceur de sa vision, la violence de son sujet et des maladresses narratives, on reste toujours impressionné par la force de frappe de cet auteur engagé auprès des plus démunis et par l’humanité qui se dégage de ses œuvres. L’épilogue, un peu maladroit, est ainsi empli de l’amour qu’il porte à ses personnages dont évidemment le principal, celui-là même qui aura bercé le spectateur tout du long et à qui il laissera la parole lors d’un dernier plan de toute beauté.

 

Disponible sur OCS. 

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Commentaires: 1
  • #1

    Catherine Lagouche (lundi, 12 avril 2021 19:33)

    Difficile de donner mes réflexions sans répéter un peu ce qu’a écrit Pierric. Tant pis, je me lance.
    J’ai eu du mal en effet à accrocher à la première saison qui, avec des scènes parfois éclairs, nous fait découvrir une foule de personnages, prostituées, macs, mafieux, policiers, homos, toute la faune qui cohabite jour et nuit dans cette 42 rue de New York. Une impression de trop plein, de trop peu, de décousu. Mais, au fil du temps, les personnages prennent corps. Nous en perdrons d’ailleurs beaucoup, vaincus par leur condition ou qui parviendront, un peu, à y échapper. Mais la sortie de chacun d’eux est soignée et logique.
    Cette série c’est d’abord l’histoire de 30 ou 40 ans de prostitution, de la prostitution de rue au pipe show, au cinéma pornographique, à la vidéo, aux années 80 où le sida et la drogue font des ravages, où même les prostituées tentent de s’émanciper.
    Ici l’argent est roi. On compte sans cesse les dollars, on paie le mac, le mafieux, le policier, le producteur. L’argent circule sans cesse, il est le nerf de la vie. Dans le fond tout le monde est le mac de quelqu’un. 
    Mais c’est aussi l’histoire d’individus particuliers, ni bons ni vraiment méchants, petits macs sans avenir, prostituées se débattant pour échapper à leur image, homos victimes du sida, patrons de bars pris dans la tourmente des investisseurs, petits mafieux débordés par le trafic de drogue, policiers et même politiciens qui doutent du bien fondé de « nettoyer » la rue de cette faune.
    Dans ces milieux là on s’entraide : on héberge, on dépanne, on se cotise pour faire soigner, on paie le ticket de bus qui fait espérer une vie meilleure. La règle, c’est le respect du contrat, de la parole donnée, de la confiance. Par la force souvent, par honnêteté aussi, parce qu’on est fragile, sans ressources, sans espoir.
    Et pourtant on danse, on boit, on rit, on joue, on essaie d’aimer. Certains s’en sortent, pas trop mal, trop tard parfois, bien solitaires en général. Nous en suivrons quelques-uns jusqu’au final, un peu artificiel peut-être, mais superbe et émouvant.

    Nous sommes loin des films spectaculaires d’un Scorcèse. Ici tout est à l'échelle du quotidien. Le réalisateur, sans jamais porter de jugement moral, nous fait partager son empathie pour des êtres simplement humains, et nous apprenons à regarder autrement, avec tendresse même, un milieu qui nous est si étranger et souvent affublé de préjugés.