Au Canada, un « génocide culturel »
Bezhig et ses trois frères et sœurs vivent chichement au milieu des prairies fleuries de la réserve amérindienne de Long Pine, Canada. Dans cette bicoque exiguë qui ne possède ni eau courante ni toilettes intérieures, tous partagent l’unique lit familial. Mais qu’importe la vétusté des lieux : quand l’amour est là, le luxe est une denrée dispensable au bonheur. Dans ce cadre frustre mais sécurisant, la nature souriante se voit confiée la mission d'ouvrir ces enfants épanouis et soudés au vaste monde. Pour autant, cette harmonie manifeste se trouve sous la menace des autorités canadiennes qui, dans les années 1960, ont procédé à de multiples enlèvements d’enfants amérindiens. « La loi sur les Indiens », en vigueur dès 1876, visait à éradiquer « la culture des Premières Nations et à promouvoir l’assimilation de leurs membres dans la société eurocanadienne¹». S’en est suivie des politiques discriminantes qui ont contribué à précariser une population autochtone souvent parquée dans des réserves. Leur mise à l’écart de toute activité économique ayant réduit ces communautés à une pauvreté endémique, le gouvernement a alors octroyé le droit aux provinces de retirer les enfants à leurs parents et de les placer en famille d’accueil afin d’assurer leur éducation et de favoriser leur « intégration ». Ce choix politique, certes peu coûteux mais profondément inhumain, conduira à ce qu’on appelle désormais « la rafle des années 60 » mais qui s’étend en réalité jusque dans les années 90. Durant cette période, « des études (...)récentes suggèrent que plus de 20 000 enfants des Premières Nations, des Métis et des Inuits ont été enlevés de leur foyer¹». Les enfants… C’est en influant sur leur éducation que tombent dans l’oubli les fondements d’une culture et d’une Histoire. Ce n’est donc pas un hasard si, depuis la création des « pensionnats indiens » en 1880, plus de 150 000 d’entre eux avaient auparavant connu les affres de ces déracinements brutaux dans le seul but de leur prodiguer un enseignement catholique².
Le chemin d’Esther
Alors, quand la mère de Bezhig voit s’approcher une voiture de police, elle tremble. Et s’il s’agit en premier lieu d’une fausse alerte, il suffit qu’un malencontreux caillou heurte le pare-brise du véhicule pour que « Little Bird », son doux surnom, se trouve brutalement confrontée au sort réservé à de trop nombreuses familles amérindiennes. Après un examen sommaire des lieux, on lui retire trois de ses enfants en aussi peu de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Bien sûr, on est révolté par la situation. On la voit courir, hurler, supplier mais on se doute que rien ne pourra influer sur le cours des événements. Les policiers sont trop méchants comme en témoigne le tabassage gratuit qu’ils infligent à son mari ; l’assistante sociale, trop insensible et procédurière. De tout cela, celle qui s’appelait autrefois Bezhig n’a gardé que des souvenirs diffus. Elle était tellement petite à l’époque… 18 ans après son adoption au sein d’une famille juive aimante, elle se nomme Esther et pense avant tout à organiser son futur mariage. Pourtant, qu’une phrase assassine vienne faire écho à ses origines et à sa place présumée dans un milieu où un homme juif se doit d’épouser une femme de la même confession religieuse, et la voilà qui se met en tête de partir à la recherche de ses frères et sœurs biologiques dont elle a totalement perdu la trace. Dès lors, ses investigations l’amèneront à prendre conscience de l’atrocité du drame qui a ébranlé son parcours et dont ses proches portent encore les stigmates.
Un traitement trop peu subtil
Et c’est peu dire que les conséquences sur la santé mentale et affective de ceux qui ont vécu ce traumatisme dans leur chair sont légions. On peut en effet lire que « les effets à long terme de la rafle des années soixante sur les adoptés devenus adultes sont considérables, allant de la perte de l’identité culturelle à une faible estime de soi en passant par des sentiments de honte, de solitude et de confusion.¹ » Par ailleurs, « certains adoptés ont signalé avoir été victimes d’abus d’ordre sexuel, physique et autre¹ ». Cela fait beaucoup… Or, la quête d’Esther semble un moyen pour Hannah Moscovitch et Jennifer Podemski de nous passer en revue la plupart de ces répercussions. C’est louable mais rapidement, on ressent comme une volonté d’ajouter du dramatique à des parcours de vie qui le sont déjà bien assez comme cela. On a en effet le droit aux abus sexuels, à l’overdose, à la mort par coups et blessures... Or, le cerveau est ainsi fait qu’il tend à rejeter les émotions qu’on cherche à lui imposer. Ainsi, sans minimiser la portée catastrophique de faits historiques avérés, on est en droit de sentir pris en otage par une narration qui n’hésite pas à recourir aux larmes pour convoquer notre empathie et soulever notre indignation. Et comme si ce cela ne suffisait pas, certains artifices de mise en scène semblent avoir été conçus dans le seul but d’appuyer lourdement sur cette corde sensible. Ainsi, aux situations tragiques qui nous sont exposées s’opposent les souvenirs d’une enfance d’où émane un sentiment de liberté sans limite : une frêle silhouette parcourant une prairie fleurie, un papillon sur un doigt gracile ou les mains d’une mère sans visage étendant le linge flottant au vent… Le tout filmé au ralenti et baigné par un soleil du soir apaisant. Au présent la grisaille des destins tragiques auxquels Esther se trouve confrontée ;au passé la lumière de l’innocence et de la légèreté. En lieu et place du sentiment de révolte légitime que l’on aurait souhaité éprouver, c’est l’agacement qui finit malheureusement par l’emporter.
Des relations justement dépeintes
Une fois acté le fait que la série a succombé au piège tendu par un sujet aussi douloureux, on finit par passer outre le misérabilisme de son traitement pour se concentrer sur la teneur des relations qu’Esther cherche à renouer avec les membres de cette fratrie disloquée. Et sur ce plan, fort heureusement, « Little Bird » se montre bien plus délicate. Portés par des acteurs irréprochables, les dialogues, d’une grande justesse,se distinguent par leur simplicité. Il apparaît rapidement comme une évidence qu’après tant d’années de séparation et des parcours de vie disparates, aucune parole ne détient le pouvoir de réparer ce qui a été brisé. A défaut de posséder cette histoire commune sur laquelle se fondent la plupart des liens familiaux, il leur est en revanche possible de partager une partie de bowling ou la chaleur réconfortante d’un feu de camp. Par ailleurs, si la série pointe du doigt la responsabilité des familles d’accueil qui, à leur manière, ont participé au « génocide culturel » mené par les gouvernements canadiens successifs, elle fait preuve également d’une intelligente mansuétude à leur égard, leur accordant le bénéfice du doute quant au fait qu’elles ne mesuraient pas forcément la portée de leur « bonne action ». Et si Golda, la mère adoptive d’Esther, finit par accepter que sa fille l’abandonne momentanément pour se consacrer pleinement à sa quête identitaire, c’est qu’en tant que descendante de Juifs morts durant la guerre, elle « ne sait pas ce que c’est que de retrouver sa famille ». De fait, les auteurs font le choix d’établir un parallèle entre la Shoah et le sort réservé au peuple amérindien. Libre à chacun de mesurer la pertinence de cet audacieux rapprochement mais si Jennifer Podemski se l’est autorisée, c’est sans doute qu’il fait écho à sa propre histoire. Avec un père juif et une mère amérindienne, elle a en effet eu à supporter, à comparer, à ressentir les répercussions des actes innommables dont ses aïeux ont été victimes.
Qu’y a-t-il ailleurs ?
De par son sujet, « Little Bird » peut donc être considérée comme une série d’intérêt public. Pourtant, au moment de juger l’œuvre en elle-même, il paraît difficile d’oublier à quel point celle-ci s’est servie de son propos pour jouer avec nos émotions, usant de procédés de mise en scène parfois grossiers. Pour cette raison, pour peu que l’on s’intéresse au sort du peuple amérindien, on lui préférera les deux formidables premières saisons de « Reservation dogs »³. La thématique de cette série est certes moins percutante puisqu’elle se contente de narrer le quotidien de quatre adolescents dans une petite bourgade au sein d’une réserve américaine. Toutefois, elle dresse un portrait sensible et attachant de la communauté qu’elle dépeint. En d’autres termes, alors que « Little Bird » nous force à l’accompagner, « Reservation dogs »se contente de nous prendre par la main et de nous inviter à la suivre. Ce qui fait toute la différence.
Disponible sur Arte
1 : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/sixties-scoop
2 : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/residential-schools
3 : Malheureusement, la dernière et troisième saison n’est pas à la hauteur des précédentes
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